Grâce à leur potentielle manne financière, les réseaux sociaux ont révolutionné le marketing en créant leurs propres acteurs, les fameux influenceurs. Ces derniers sont devenus d’incontournables figures de proue publicitaires pour les marques. Censés être bienveillants avec leurs followers, ces leaders d’opinion abusent parfois de leur position dominante pour vendre du vent en racontant des balivernes. Avec l’hashtag #deinfluencing, des consommateurs commencent à se rebeller en leur disant non.
Les réseaux sociaux ont profondément changé le marketing traditionnel en transformant ses outils, ses stratégies ou son ciblage. Ils ont ainsi démultiplié les sources de revenus potentiels et créé de nouveaux acteurs publicitaires en la personne des influenceurs. En une décennie, ceux-ci ont colonisé toute la sphère digitale grâce au développement de TikTok, YouTube et Instagram. Ces principaux réseaux sociaux leur ont permis d’acquérir d’importantes audiences, de quelques milliers d’internautes pour beaucoup d’entre eux à plusieurs millions pour certains. Ils partagent ainsi leurs passions, leur style de vie ou encore leurs bons plans et astuces.
Avec les scandales successifs des « dropshippings » abusifs (achat de produits sur des sites pour les revendre plus cher sur son propre magasin en ligne) et des recommandations vantant les mérites d’un produit jamais testé ni même acheté, les pratiques d’une partie non négligeable d’influenceurs sont aujourd’hui vivement remises en cause. En effet, toujours à la frontière entre conseils amicaux et publicités, beaucoup de recommandations demeurent floues, voire trompeuses. Pire, la promotion de véritables arnaques a carrément fait voler en éclats la confiance des internautes envers un certain nombre d’influenceurs. Dans l’Hexagone, des victimes de tels abus ont créé le Collectif d’Aide aux Victimes d’Influenceurs (AVI). Au niveau mondial, la résistance des internautes s’organise via les réseaux sociaux où on a vu émerger, cette année, la tendance de la désinfluence.
TikTok est le premier réseau où est apparu l’hashtag #deinfluencing. Début septembre 2023, il comptait déjà quelque 277 millions de vues. Le phénomène de la désinfluence est une tendance digitale de résistance à la surconsommation. Des internautes prennent la parole pour s’interroger sur leur rapport à l’influence et à la surconsommation. Ainsi, ils dénoncent toutes les pratiques d’influence très peu éthiques, voire nuisibles, auxquelles ils ont été confrontés. À travers cet hashtag, les utilisateurs dressent des listes de produits « tendance » recommandés sur TikTok qu’ils n’achèteront certainement pas (« things you cannot convince me to buy »). De même, ils partagent sur la plateforme leurs expériences négatives de consommation pour convaincre la communauté de ne surtout pas acheter ces produits. Depuis la rentrée, ce mouvement est devenu viral sur TikTok, notamment pour dénoncer certains influenceurs beauté.
Ce mouvement de défense des consommateurs en réaction aux tentatives de persuasion qui fleurissent sur les réseaux sociaux a déjà été analysé par des chercheurs en sociologie. Pour éclairer le phénomène, ces universitaires ont élaboré des théories sur la création virtuelle de liens sociaux. Ils expliquent comment les influenceurs créent une relation « para-sociale » avec leurs abonnés. Un sentiment d’intimité et un lien affectif fondent cette relation de confiance unilatérale qui se développe à distance avec un personnage médiatique. D’après les chercheurs, ce type de relation peut non seulement se développer avec des personnages de séries télévisées ou des artistes, mais également avec des producteurs de contenus numériques. Cette relation para-sociale est un puissant levier de l’intention d’achat sur les réseaux sociaux.
C’est ainsi que les professionnels du marketing ont réussi à faire des influenceurs un outil publicitaire incomparablement populaire. En effet, le marketing d’influence a généré 16,4 milliards de dollars de revenus l’an dernier, et devrait dépasser les 20 milliards en 2023. La collaboration entre marques et influenceurs prend de multiples formes comme des envois de produits gratuits, des vidéos sponsorisées, des voyages luxueux. Aujourd’hui, les consommateurs ne sont plus dupes de ce commerce d’influence.
Ces derniers temps, dans un environnement économique et écologique dégradé, la perte de confiance des consommateurs s’est intensifiée vis-à-vis des influenceurs. Selon Camille Lacan, maître de conférences en Sciences de Gestion et du Management à l’Université de Perpignan, le mouvement #deinfluencing reflète le rejet de contenus publicitaires déguisés et très éloignés des valeurs actuelles de durabilité.
Les déceptions à la suite d’achats de produits, l’augmentation des contenus rémunérés et l’apparition de pratiques abusives, ont fait le lit de cette perte de confiance. Désormais, les consommateurs se méfient de la sponsorisation. L’absence de transparence engendre un sentiment de défiance. Pire, certains membres de la communauté se sentent trahis. Citons l’exemple de Mikayla Nogueira, maquilleuse et star américaine des réseaux sociaux, qui a fait récemment scandale en faisant un placement de produit pour un mascara L’Oréal. Soupçonnée d’avoir utilisé de faux cils, l’influenceuse a perdu toute crédibilité. D’autres rumeurs d’escroquerie ont entamé le potentiel de confiance des influenceurs et ce phénomène se développe également en France.
En se professionnalisant, les influenceurs ont adopté un mode de vie de plus en plus éloigné de celui de leurs abonnés. Perdant en proximité avec eux, ils ne représentent plus le consommateur moyen. Certains deviennent même des ambassadeurs de marque, complètement déconnectés de la réalité des problèmes auxquels sont confrontés leurs followers.
On peut citer l’exemple récent de la marque de cosmétiques « Tarte » qui a organisé un voyage luxueux à Dubaï pour un groupe d’influenceurs (avion en classe business et hébergement dans un hôtel de luxe), pour promouvoir un nouveau produit. Les internautes ont vivement critiqué ce voyage et le manque de sensibilité de la marque aux questions écologiques et à la situation économique actuelle.
Selon Alice Crépin, professeur en marketing à l’ESSCA École de Management : « Cette tendance à la désinfluence vise à rompre le discours positif d’influenceurs sur certains produits, en le remplaçant par un contre-discours de consommateurs ordinaires soumis à des contraintes plus proches de la majorité des consommateurs (budgétaires, de limitation d’espace de stockage, de prise en compte de l’écologie...). ». Plus éveillés, les consommateurs décryptent mieux les différentes tentatives de persuasion et mettent en place des stratégies afin d’y échapper (zapping des publicités télévisuelles, changement de radio pendant la coupure publicitaire...).
Liée à l’essor des réseaux sociaux, l’influence digitale reste un outil nouveau dans l’histoire des pratiques publicitaires. L’apparition des pratiques d’évitement des consommateurs ne fait que commencer et en a surpris plus d’un. Pour contrer ce phénomène de la désinfluence, les professionnels commencent à chercher des solutions.
Alice Crépin l’explique : « Les marques doivent recréer de la confiance et se rapprocher des problématiques des consommateurs. Ceci se fondera d’une part sur une transparence irréprochable de la part des influenceurs mais également sur un cadre législatif plus clair qui viendra protéger les consommateurs des abus. Le contenu même des influenceurs est appelé à s’adapter en incitant moins à la surconsommation non réfléchie, en faisant des analyses plus complètes (basées sur un essai-produit réalisé sur une longue période, montrant différents modes d’utilisation d’un même produit, contextualisant la performance du produit…) ou encore en promouvant des achats plus durables et limitant le gaspillage. »