De plus en plus d’acteurs économiques brandissent l’Intelligence Artificielle comme la solution miracle aux problèmes de société actuels. Son emploi serait même en passe de faire de nouveaux adeptes au sein du ministère de l’Économie et des Finances. En effet, les annonces d’utilisation de dispositifs à base d’IA pour lutter contre la fraude fiscale ne cessent de s’enchainer.
L’hiver dernier, encore ministre chargé des Comptes publics, Gabriel Attal révélait publiquement les montants constatés de la fraude fiscale pour 2022. Selon lui, concernant les cas les plus graves, à savoir les sous déclarations de bénéfices fiscaux pour les entreprises, les sous-déclarations de revenus ou même les fraudes au crédit d’impôt pour les particuliers, la fraude représentait 5,5 milliards d’euros. Gabriel Attal s’était alors félicité d’un recouvrement « historique » de la fraude fiscale de 14,6 milliards d’euros en 2022. Et selon le rapport de la Commission des Finances du Sénat, publié à l’automne 2022 et intitulé « Fraude et évasion fiscales : faire les comptes et intensifier la lutte », le contrôle fiscal avait déjà permis, en 2021, de rapporter 10,7 milliards d’euros à l’État. Les montants recouvrés avaient ainsi augmenté de près de 37,5% depuis l’entrée en vigueur de la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude. Celle-ci avait permis la création d’une « police fiscale » rattachée directement à Bercy.
Cependant, malgré les progrès accomplis ces dernières années, certains estiment que l’efficacité complète de l’arsenal législatif en matière de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales est encore loin d’être atteinte. Pour le rapporteur de la Commission des Finances du Sénat, Jean François Husson, « si certains dispositifs récents, comme l’introduction d’un principe de responsabilité solidaire des plateformes en ligne et l’assouplissement du « verrou de Bercy » (dispositif qui encadre la poursuite pénale des auteurs d’infractions financières), ont joué leur rôle, une révolution fiscale est toujours aussi nécessaire à mettre en place ».
Mais face à ces dizaines de milliards d’euros recouvrés par l’administration fiscale en 2021 et 2022, « tout impôt confondu, la fraude fiscale en France représente entre 80 et 100 milliards d’euros », d’après la secrétaire générale du syndicat Solidaires Finances publiques, Anne Guyot-Welke. Cependant, même le ministère de l’Économie et des Finances tempère ces chiffres car la France semble manquer d’outils fiables pour évaluer la fraude fiscale. D’autres pays comme le Royaume-Uni, les États-Unis et l’Australie semblent mieux équipés grâce à des systèmes qui reposent sur des contrôles aléatoires ou ciblés. Tombant à point nommé, l’IA apparaît depuis peu comme la solution miracle aux problèmes de l’administration fiscale française. La Direction Générale des Finances Publiques (DGFiP) semble en effet partagé ce certain techno-positivisme ambiant. Désormais, elle peut avoir recours à Galaxie, un logiciel informatique de traitement automatisé des données des contribuables de nouvelle génération.
Soumise à l’approbation de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) le 11 mars 2023, la nouvelle arme anti-fraudeur est « un outil de visualisation, au niveau national, d’une part des liens existant entre des entités professionnelles (liens de participation), entités professionnelles et personnes physiques (liens de dirigeant, d’associé ou d’actionnaire), et d’autre part, des éléments de contexte sur la situation patrimoniale et fiscale de ces personnes ».
En définitive, c’est un nouveau moyen d’agréger des données comme le revenu fiscal de référence, l’identité du conjoint ou encore les obligations fiscales pour les particuliers. Surtout, ce nouvel outil permet d’incorporer les impôts et taxes auxquels sont assujetties les personnes morales grâce au numéro Siren, au statut juridique et à la catégorie de chiffre d’affaires. Ainsi, peuvent être ciblés prioritairement les contribuables français à « fort enjeu », à savoir ceux à la tête de petites ou de grandes entreprises. Galaxie réalise notamment des corrélations entre leurs situations financières, personnelle et entrepreneuriale.
Il faut savoir qu’en vue d’actualiser et de moderniser les méthodes consacrées au contrôle fiscal, le projet « Pilotage et Analyse du Contrôle » (Pilat) avait été lancé par le ministère de l’Économie et des Finances dès 2019.
Au-delà d’un simple outil expérimental, Galaxie symbolise parfaitement les changements opérés par l’administration fiscale et incarne bien la modernisation accomplie ces dernières années. En 2021, l’IA contribuait déjà à près d’un contrôle fiscal sur deux, ce qui avait rapporté 1,2 milliard d’euros de recettes. Alors que ces redressements représentaient à peine 10% du total des contrôles effectués, l’augmentation du recouvrement était tout de même de 51% sur un an.
En 2022, la DGFiP a également conclu un partenariat avec Google pour récupérer et exploiter ses images satellites en vue d’identifier les biens non déclarés aux services fiscaux comme les piscines et les vérandas. Ce dispositif a permis de cibler les classes moyennes supérieures pavillonnaires. Depuis septembre 2023, dans le cadre d’expérimentations pilotes, l’administration fiscale peut désormais vérifier les informations issues des réseaux sociaux de certains contribuables.
Le sous-directeur du contrôle fiscal à Bercy, Stéphane Créange, explique : « Le service réunit aujourd’hui, au sein d’une seule et même équipe, des fiscalistes purs et durs, des informaticiens et des data scientists. Chacun a une mission très précise, mais ne peut avancer sans les autres. Les informaticiens font du code et nettoient les fichiers de données, pour qu’ils délivrent l’information la plus pertinente possible. Les six data scientists dialoguent en permanence avec les inspecteurs des impôts et modélisent l’expérience de ces derniers : à quel moment, par exemple, peut-on dire qu’il y a anomalie entre un certain niveau de revenus et un certain niveau de patrimoine. ». Mais il ajoute : « Pour croiser des fichiers et dénicher les bizarreries, il faut bien déterminer un seuil au-delà ou au-dessus duquel la fraude est probable, une mission impossible sans l’expérience des « vrais » contrôleurs des impôts. ».
Pour certains comme l’économiste spécialiste de la fraude fiscale, Julien Briot-Hadar, « la France doit aller beaucoup plus loin ». Dans cette perspective, il préconise « la création d’une blockchain, un registre numérique mondial accessible à l’ensemble des administrations fiscales nationales qui répertorie l’ensemble des transactions financières ». Grâce à cette base de données stimulée par l’IA, la détection d’opérations atypiques s’effectuerait très facilement en utilisant le modèle du machine learning. Selon l’expert, cela permettrait de récupérer une grande partie des milliards qui s’évadent fiscalement de chaque pays tous les ans.
Actuellement, le Trésor public français n’est pas le seul à mener de telles expérimentations dopées à l’IA. Aux États-Unis, l’Internal Revenue Service (IRS) y a eu recours en septembre dernier pour auditer 75 des plus grands partenariats fiscaux de l’État fédéral avec d’autres pays. Cette phase expérimentale s’est même étendue à l’audit de certains partenariats entre fonds spéculatifs, investisseurs immobiliers, entreprises cotées en Bourse et grands cabinets d’avocats. L’un des commissaires de l’IRS, Daniel Werfel, a ainsi pu l’avouer : « L’IA nous aide à reconnaître des motifs et des tendances que nous ne pouvions pas voir auparavant. Elle nous permet d’identifier les partenariats majeurs qui cachent des revenus et de savoir où les chercher. ».
Mais alors que l’IRS a renforcé ses effectifs outre-Atlantique à un niveau « qui n’avait pas été observé depuis plus d’une décennie », son homologue hexagonal a réduit le nombre de ses agents qui est passé de 105.000 en 2017 à 94.669 en 2021. La différence essentielle entre la DGFiP et l’IRS semble donc résider dans l’accompagnement humain des mutations technologiques en cours.